03 au 05 déc. 25
T400
1H15
à partir de 16 ans
→ Rencontre avec l'équipe artistique à l'issue de la représentation (Jeu 04 déc)
→ Spectacle naturellement accessible aux personnes en situation de handicap visuel
Après avoir impressionné le public avec Les Forteresses, Gurshad Shaheman poursuit dans la veine d’un théâtre autofictionnel. Cette fois, avec le Québécois Dany Boudreault, l’amitié sert de guide à une passionnante enquête sur leurs terres d’origine.
Pour ce nouveau projet, Dany et Gurshad se lancent une invitation : mener une enquête de terrain sur la vie de l’autre. De la frontière iranienne aux rives du lac Saint-Jean, par cette quête intime, chacun décèle des secrets, des vérités, des tressaillements insoupçonnés, sculptant ainsi un portrait inédit de l’autre. De ces biographies irrésolues émergent de passionnantes questions qui touchent au désir, à l’Histoire, ainsi qu’au corps politique et sexuel. À partir de la matière documentaire de ces odyssées intimes, ils ont composé deux monologues livrés en simultané et entrelacés dans un surprenant dispositif scénique. Muni·e d’un casque audio, chaque spectateur·rice est invité·e à multiplier les allers-retours entre les deux récits afin de circuler librement dans les méandres de cette œuvre polyphonique. Quelle bribe d'existence attrapera-t-on ? Quelle histoire cette écoute fragmentée dessinera-t-elle ? Devant le public, en face à face, les deux interprètes sont maintenus dans un état de jeu vertigineux, constamment entre le dire et l’écoute de ces vies qui sont les leurs.
Réalisé en mars 2025 par Pauline Deboffles et Julien Villeneuve-Pasquier, retranscription par Rosalie Frapreau
Peux-tu nous raconter la genèse de ce spectacle ainsi que ta rencontre avec Dany Boudreault ? Qu’est-ce qui vous lie ?
Dany est un auteur, metteur en scène et interprète québécois que je croisais depuis plusieurs années dans différents festivals : en allant jouer ma première pièce Pourama Pourama en 2018 à Montréal, puis au Théâtre des Tanneurs à Bruxelles où nous présentions nos performances : Lithanie et Ancora tu. Nous partagions la même loge. Nous nous étions aussi croisés au Phénix Scène Nationale de Valenciennes dans le cadre des Cliniques dramaturgiques, un programme mené par le théâtre, en partenariat avec le Festival TransAmériques.
Dany a initié notre collaboration avec un message « Je suis en Europe, j’aimerais bien qu’on se voie pour parler d’un projet qu’on pourrait faire ensemble, j’ai envie de travailler avec toi ». Nous sommes allés dans un café et avons discuté pendant 3 heures. Il m’a raconté son parcours, ses préoccupations artistiques, ce qu’il avait envie de travailler et je lui ai parlé de moi. J’ai déjà beaucoup écrit sur ma vie : avec Pourama Pourama, un solo de 5 heures où je raconte mon enfance, mon adolescence et ma recherche d’identité à mes 18/19 ans. Ensuite, j’ai écrit Les Forteresses, qui parle des femmes de ma famille. Dany avait déjà lu tout ça. De son côté, il souhaitait se diriger vers l’autofiction, qu’il avait déjà expérimentée mais avec un filtre plus épais, en fictionnalisant beaucoup. Pour ce projet, je crois qu’il avait envie de parler vraiment en son nom. Je lui ai proposé d’inverser les rôles : que je sois invité dans sa vie, que j’aille enquêter sur cette dernière, et que lui aille enquêter sur ma vie. Il s’agissait de changer le point de vue, l’angle et la subjectivité.
Tu travailles souvent à partir d’histoires vraies. Sur tes traces est à mi-chemin entre la biographie et l’enquête de terrain. Quel est ton rapport au théâtre documentaire ? Pourquoi est-ce important pour toi de te saisir de récits réels ?
Je ne sais pas si mon travail artistique s’inscrit dans le théâtre documentaire. Je crois que ça recouvre une branche très spécifique et je ne sais pas comment me situer là-dedans.
Ce qui m’intéresse dans le réel c’est la mise en récit : comment faire littérature ou poème et comment parler de notre présent ? Je crois que, quand on a une plateforme d’expression comme le théâtre, on a la chance de pouvoir se faire entendre, donc c’est très important d’y évoquer des sujets brûlants et nos préoccupations d’aujourd’hui. Parler de sa propre vie, surtout quand on a des parcours atypiques, chaotiques, en marge ou différents, ça permet d’avoir un contrepoint au récit dominant. Moi, je suis né en Iran, j’ai grandi en France et Dany est né au Lac Saint-Jean et non pas à Montréal. Quelque part, nous venons tous les deux de la périphérie. Je ne dis pas que l’Iran est une périphérie mais je vis actuellement en France et il y a des choses chez moi qui viennent d’ailleurs, et Dany c’est pareil. Différent mais pareil.
Ton travail artistique s’appuie beaucoup sur le rapport à la narration. Pourquoi avez-vous choisi d’apporter une dimension technologique sur ce spectacle, en équipant le public de casques audio ? Peux-tu nous expliquer ce dispositif singulier que vous avez mis en place ?
Les spectateur·rices ont un casque avec deux canaux. Dany et moi sommes sur le plateau et parlons en direct. Les spectateur·rices peuvent choisir quand ils et elles veulent, de passer d’un récit à l’autre. Tout cela est mis en musique, il y a 4 heures de bande-son composée par Lucien Gaudion.
Mon rapport à la mise en scène, à la façon dont on peut partager un texte par les moyens du théâtre, est très particulier. Souvent, quand il y a un bon texte, une bonne mise en scène et de bons interprètes, on se dit que c’est une super pièce. Moi, il me faut toujours un quatrième élément, ça ne me suffit jamais ! Je pense qu’il faut toujours un élément rendant l’expérience unique pour les spectateur·rices. J’aime l’idée de faire des spectacles qui ne résistent pas à la captation ! La plupart des pièces, on les filme, et après on peut dire « J’ai vu les Vitez, j’ai vu les Grüber... en captation ! ». Évidemment ce n’est pas tout à fait comme si on y était mais on a quand même une très bonne impression de ce que les spectateur·rices ont pu vivre à ce moment-là. Pour mes spectacles, que ce soit les Forteresses, Pourama Pourama ou Sur tes traces, ce sont des expériences uniques.
Au départ nous voulions écrire chacun un monologue à partir de la vie de l’autre et les faire de manière successive. Dany devait me raconter ce qu’il avait compris de ma vie, pendant que je l’écoutais en silence et je lui racontais ensuite ce que j’avais compris de la sienne. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas. Et j’ai eu cette idée : on va les travailler en simultané, c’est-à-dire qu’on va parler tous les deux en même temps. Les spectateur·rices seront muni·es d’un casque et seront obligé·es de choisir entre le québécois qui parle du franco-iranien ou du franco-iranien qui parle du québécois. Ce dispositif fait également écho à la période de polarisation géopolitique que nous traversons. Si on regarde les événements en Ukraine : en écoutant la télé russe, la télé américaine ou la télé française, ce n’est pas le même récit des événements. Il y a quand même cette idée que selon où on se situe sur la planète, on va donner des versions différentes des mêmes événements et que tout cela est orienté.
Avec Dany, nous sommes souvent présentés comme l’Orient et l’Occident. Personnellement, ce sont des termes que je ne comprends pas trop (rires). Cela s’inscrit comme du marketing de nos parcours. Je trouvais ça intéressant de confronter les spectateur·rices à faire ce choix-là. Pour entendre ce qu’il se passe à Gaza, est-ce qu’on choisit d’écouter Al Jazeera ou BFM TV ? Parce que ce ne seront pas les mêmes événements. Le spectacle déjoue cette polarité-là : à chaque fois que l’on zappe sur le québécois, il parle du franco-iranien et inversement. Il n’y a pas d’échappatoire, on a fusionné tout ça. La pièce compacte et déjoue cette opposition entre Orient et Occident parce que tout est fondu ensemble. Le choix revient aux spectateur·rices.
Il a d’autres raisons à ce dispositif. Je suis allé au lac Saint-Jean, à Montréal et dans la famille de Dany pendant un mois et à l’inverse Dany a été pendant un mois dans ma vie. Nous avons des heures et des heures de rushs, qui ont été retranscrits en des centaines de pages et tout était intéressant. Il fallait faire tenir ça dans un spectacle qui ne devait pas dépasser 2 heures et nous avons dû faire des choix. Par conséquent, ce qu’on montre sur scène est lacunaire. Je trouvais ça intéressant de confronter le public au même choix. Nous mettons en scène le fait que ce que vous voyez n’est pas exhaustif parce qu’il y a du récit perdu et qu’on a dû supprimer des choses. Il y a 2 heures de spectacle mais il y a 4 heures de texte, donc vous êtes sans cesse sommés de choisir, en sachant que vous perdez des choses.
C’est un peu une version auditive de Fenêtre sur cour ! C’est-à-dire que si l’on retire son casque, on ne nous entend plus mais on nous voit évoluer au plateau et lorsque l’on remet le casque, ça crée un effet de zoom. Le récit est adressé à l’autre : je parle à Dany et Dany me parle. C’est comme si vous étiez là un peu par hasard ! Au plateau, il y a aussi une partition visuelle qui se joue. Le décor est un appartement qui se révèle au fur et à mesure et nous traversons différentes figures du récit. À un moment donné je joue la mère de Dany, à un autre je suis peut-être sa sœur, et puis je suis un papa qui rentre de la guerre… Il y a plein de fantômes du récit qui émergent pendant qu’on tient le monologue. Il y a donc trois partitions mixées en une et je crois que cela fait la forte singularité du spectacle.
Dans l’expérience de spectateur·rice, le fait de faire un choix est très novateur. Est-ce que cela incite les échanges à l’issue de la représentation ? Car finalement, personne n’a vu ni entendu le même spectacle ?
Personne ne voit ou n’entend le même spectacle. Ça, c’est souvent vrai pour tout spectacle !
Selon son propre bagage culturel, émotionnel, selon comment on est luné ce jour-là, on va recevoir le spectacle différemment. Dans Sur tes traces, cela devient très concret. Littéralement, chacun·e choisi de faire son propre parcours. Au moment où nous avons eu l’idée, nous avons beaucoup fantasmé : « C’est génial, les gens à la sortie vont reconstituer le puzzle ». Après une trentaine de dates, nous constatons que c’est en effet c’est ce qu’il se passe et c’est génial. À Montréal, au Théâtre Prospero, un couple est venu me voir en disant « Moi je vous ai écouté mais mon mari a écouté Dany donc maintenant on va se raconter l’autre pièce dans le taxi » et j’ai trouvé ça formidable. La pièce perdure au-delà du temps de la représentation.
Certain·es reviennent la voir, cela nous arrive souvent. À Montréal, nous avons joué deux fois : au festival TransAmériques en mai et en février au Prospero. En mai, une dame nous a attendu à la sortie pour nous dire « J’ai adoré ce spectacle, je vais vous envoyer plein de monde en février, mais je ne reviendrai pas le voir parce que moi, j’ai choisi mes 50 % de secrets. Je zappais à des moments où je sentais que c’était un peu sensible, et ce qui est caché pour moi j’ai envie que ça le reste parce que c’est ce souvenir-là que je souhaite garder de la pièce ». Par ailleurs, le texte est édité, le public peut également lire le récit.
Autour de ces questions de choix, quel a été votre fonctionnement afin de choisir les endroits dans lesquels vous alliez enquêter, les personnes que vous alliez rencontrer ? Est-ce que chacun a choisi pour l’autre ?
Tout d’abord, nous nous sommes dit qu’avant de nous lancer dans l’enquête, il fallait que l’on passe du temps ensemble afin de voir si nous étions compatibles. Nous nous connaissions artistiquement, mais pas vraiment personnellement. Parce qu’on ne connaît vraiment les gens qu’en voyage, nous avons décidé d’aller dans une ville, où l’on n’était jamais allés ni l’un ni l’autre et dont on ne parlait pas la langue. Il s’agissait d’être sur un pied d’égalité pour se concentrer sur la découverte l’un de l’autre.
Nous avons choisi d’aller à Sarajevo parce que nous avions entendu qu’il y avait une vie alternative, beaucoup d’émulations. En réalité, nous avons découvert une ville désolée. C’était frappant. Il y a une dizaine d’années, la ville était une plateforme très créative mais depuis il y a eu des changements politiques et tous les lieux alternatifs ont fermé, la vie LGBT est retournée au placard. On se retrouve donc dans cette ville très marquée par les stigmates de la guerre des années 90. Nous évoluons là-bas durant 5 jours : nous découvrons la ville, et en même temps, nous passons beaucoup de temps dans l’appartement. L’idée était de définir notre plan de route. Parmi les personnes que nous devions rencontrer, il y a la famille, les amants, les ex, les amis proches… mais on cherche aussi les personnes périphériques les sujets qui vont être abordés. Parce que ce projet, c’est un terrain miné ! Quel regard Dany, qui vient du Québec, va-t-il porter sur ma vie ? Il ne faut absolument pas exotiser la culture iranienne, la culture française ou québécoise. Il y a tellement de clichés ! Nous pensons à beaucoup de sujets et surtout à la question de nos identités genrées ou nos identités d’artistes dans des contextes extrêmement différents.
Nous avons donc fait la liste l’un pour l’autre et puis nous avons fait un vrai pacte : « Je ne dirai rien de toi sans que ce soit absolument validé ». Dany a validé chaque mot de ce que je raconte sur sa vie et inversement. L’autre part du pacte c’était « Je ne te ferai jamais écouter les bandes sons ». Parce ce qu’il n’y a pas que des personnes qui nous aiment dans la liste ! Les gens me parlaient comme si j’étais Dany, et les gens lui parlaient comme si c’était moi. Dans les interviews, il y a beaucoup de messages personnels et ce n’était pas l’objet du spectacle. Je n’ai donc jamais entendu les 30 heures de bandes-son que Dany a récolté auprès des personnes qui me sont proches. On avait aussi pour soucis de protéger l’autre. C’est d’abord un projet artistique.
Je suis donc arrivé au Québec avec une quête très précise : qu’est-ce qui fait que Dany est ce qu’il est aujourd’hui ? Il y avait aussi une mission de soin : refermer les portes qui sont restées entrouvertes parce que nous ne sommes pas capables de le faire nous-mêmes. Dany a passé son enfance dans une ferme qui a ensuite été perdue. L’un de ses oncles a pris possession des biens familiaux et la famille de Dany s’est retrouvée sans rien. Il ne sait pas ce qui s’est passé. Parmi mes missions figurait cette histoire. Je devais aller enquêter, comprendre ce drame familial. Il se trouve que j’ai résolu cette affaire ! Après il y a d’autres enquêtes que nous n’avons pas pu résoudre. Moi, ça fait 25 ans que je ne suis pas allé en Iran, ma première pièce parle d’un voyage que j’ai fait avec mon père de Téhéran jusqu’à la frontière irakienne pendant la guerre en 1982. La première mission de Dany était de refaire ce trajet et de me raconter ce qu’il restait des ruines que j’avais vu petit. Sauf qu’il n’a pas pu aller en Iran pour des questions de visas mais il est allé jusqu’à la frontière. Il a rencontré une partie de ma famille qui vit en Turquie, il est venu en France et il est allé jusqu’à la frontière où mon père devait le rejoindre, pour qu’ils se rencontrent et finalement… Je ne raconte pas tout, mais ça s’est fait différemment. Nous avions donc des objectifs précis dès le début de l’enquête.
Sur tes traces ce sont deux récits intimes qui racontent aussi une histoire plus large, celle des problématiques géopolitiques mais aussi des libertés individuelles. Comment les liens se sont-ils faits entre l’histoire individuelle et la grande Histoire collective ?
C’est la force du témoignage. La grande Histoire collective est souvent racontée par des professionnel·les : par des historien·nes, par les spécialistes de la géopolitique, des journalistes. Tout est traduit en statistiques, en chiffres, en cartes, en diagrammes… La force du témoignage c’est au contraire de dire ce que cette histoire nous fait dans nos chairs. Comment nous, de l’intérieur, dans notre intimité, on traverse cela. C’est ça qui est passionnant.
Durant mon voyage, je vais rencontrer la mère d’une amie d’enfance de Dany, une dame qui a une soixantaine d’années. Nous sommes dans un petit restaurant italien et d’un coup elle me dit « Tu sais, mes grands-parents étaient des colons » et elle me raconte la conquête du nord du Québec. Elle me dit « Mes grands-parents, on leur donnait des terres, ils arrivaient là, ils défrichaient, ils se faisaient une petite cabane et après ils fondaient la famille… Du coup, les autochtones qui étaient là, qui avaient leurs repaires là depuis des siècles, ont été déplacés ». Après cette conversation, je me suis demandé ce que tout cela voulait dire. Par conséquent, c’était très important pour moi de rencontrer quelqu’un issu d’une des communautés qui a été martyrisée, relocalisée, dont on a détruit l’environnement. J’ai donc rencontré Soleil Launière, une artiste qui m’a raconté, elle, ce que c’était de grandir dans une communauté Innu au bord du lac Saint-Jean. Ces deux récits se font écho. La démultiplication des points de vue permet d’avoir aussi une appréhension un peu plus complexe d’une réalité qui est souvent simplifiée. Ces personnes-là existent dans la vie de Dany et à travers son portrait je dresse un tableau, extrêmement subjectif évidemment, du Québec aujourd’hui.
03 au 05 déc. 25
T400
1H15
à partir de 16 ans
→ Rencontre avec l'équipe artistique à l'issue de la représentation (Jeu 04 déc)
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